J’aurais voulu oublier. Tout simplement oublier. Mais le passé me poursuit et me rattrape. La nuit, je sombre dans les profondeurs de ma mémoire, et je les revois. Toutes ces images, toutes ces voix qui m’appellent, comme s’il fallait que je parle, que je crie la vérité, moi qui ne suis rien, ou si peu.

Je ne suis pas un citoyen romain, ni même un affranchi. Je ne suis que la fille d’un citoyen, une femme.

Mon père, Tiberius Sempronius, était censeur, fonction honorable aux yeux du sénat (un peu moins aux yeux du contribuable). C’était un bon vivant, avant…

Ma mère, Cornelia, était la fille d’un grand général romain, Scipion l’Africain, celui-là même qui vainquit Hannibal à Zama. Elle avait hérité de lui une autorité innée, alors autant dire qu’à la maison, c’est elle qui prenait les décisions. Mon père n‘osait pas la contredire. On a raison de dire que les Romains commandent au monde entier, mais que, chez eux, ils obéissent à leurs femmes.

Ma mère nous adorait, moi, mes frères et ma grande sœur. Elle ne cessait de répéter que les enfants sont les plus beaux bijoux dont une femme puisse rêver. Elle avait tenu à nous éduquer elle-même et elle nous avait donné tout ce qu’elle pouvait : sa patience, son savoir, sa tendresse et surtout son amour.

Cependant, d’aussi loin que je me souvienne, Tiberius, mon frère aîné, a toujours eu des précepteurs. Quant à Sempronia, l’aînée de la famille, je n’ai aucun souvenir du temps où elle habitait à la maison. J’avais un an lorsqu’elle s’est mariée.

Souvent, lorsque j’étais petite, j’allais écouter les leçons de Tiberius avec Caius, mon frère jumeau. Je crois que, bien plus que les cours, c’était le fait d’être avec notre grand frère qui nous intéressait.

Mon père estimait que Caius et moi n’avions pas à suivre les leçons de Tiberius, de neuf ans notre aîné. Un jour il avait osé exprimer ses pensées tout haut :

— Les deux petits qui savent à peine écrire n’ont rien à faire en cours. Caius, à la rigueur, je veux bien, une grande carrière politique l’attend peut-être. Mais Cornelia, ta fille, tu devrais lui apprendre des choses plus utiles.

Ma mère lui avait lancé un regard tellement furieux qu’il n’a plus jamais émis la moindre objection quant à l’éducation de ses enfants.

Tiberius était un enfant modèle, comme ceux dont rêvent toutes les mères : studieux, tendre, doué et obéissant. Je ne crois pas pouvoir en dire autant de Caius et de moi. Nous n’avions de cesse de braver les interdits. C’était incroyable comme tous les lieux où nous n’avions pas le droit d’aller nous attiraient. Je crois que c’est à cause de cela que tout a basculé.

À six ans, nous avions déjà exploré la totalité du mont Palatin et tous les lieux du forum qui n’étaient pas sacrés. Aussi, un jour d’été, alors que, pour je ne sais quelle raison, nous étions sur le forum, nous avions échappé à la vigilance de ceux qui nous surveillaient. En riant, nous avions couru dans la direction opposée au mont Palatin. Vers les bas quartiers.

Nous ressentions l’excitation et la joie d’avoir réussi un mauvais coup, comme tout enfant qui fait une bêtise. Mais lorsque, essoufflés, nous nous étions arrêtés, nous avions vite déchanté.

Elle était partout. Elle sautait aux yeux. La misère.

Des enfants décharnés couraient en haillons sous le soleil brûlant. Des mendiants, arborant des blessures inquiétantes, étaient assis à l’ombre précaire des habitations exiguës. Une odeur nauséabonde d’égout flottait dans l’air.

— C’est pas juste ! S’était écrié Caius.

Moi, je n’avais rien dit, j’étais trop stupéfaite.

Je ne sais combien de temps nous avions erré ainsi, comme des âmes en peine de justice. Ce que je sais, c’est que c’est Tiberius qui nous a retrouvés. Il avait surgi d’entre deux bâtisses curieusement inclinées, nous avait saisis par les mains et nous avait entraînés vers le forum. Il semblait pressé, mais un vieux mendiant manchot avait agrippé son bras.

— Tu ressembles au général Scipion, petit ! avait-il susurré.

— C’était mon grand-père, avait déclaré Tiberius en tentant de dégager son bras.

Le mendiant, les yeux larmoyants mi-clos figés sur mon grand frère avait continué :

— J’étais vétéran, du temps de la guerre Punique. C’est à Zama que j’ai perdu mon bras. Rome était au sommet de sa gloire, moi aussi. Et tu vois, aujourd’hui, ce qu’il en reste ! Je ne suis qu’un mendiant ! Je ne peux pas travailler sans mon bras. L’armée n’a plus besoin de moi, quant aux terres que cultivaient mes ancêtres, des aristocrates les exploitent.

Sans le savoir, ce mendiant, en exprimant l’un des problèmes majeurs de Rome, venait de faire basculer les destins de mes frères, et le mien aussi.

Pendant les années qui suivirent, il ne se passa rien. Je veux dire, rien d’extraordinaire. La vie suivait son cours, nous suivions les nôtres. Quand j’y repense, seules de vagues images s‘imposent à mon esprit, des images du quotidien. Ma mère me consolant tendrement. Mon père racontant doctement les évènements ayant eu lieu dans la journée au sénat. Diophane de Mytilène, le précepteur Grec chargé de nous enseigner la rhétorique, nous répétant que l’art des orateurs était dangereux, car il pouvait donner raison à ceux qui avaient tort.

Je crois entendre le rire clair de Caius. Je revois l’expression studieuse de Tiberius, et les débats que nous menions tous les trois dans sa chambre le soir. Nous tenions des discours enflammés à propos de l’égalité, nous imaginions des réformes à proposer à la République romaine. En fait, nous créions avec des mots un monde de rêve dans lequel il n’y aurait pas d’anciens vétérans de l’armée devenus mendiants. Un monde de justice.

Tiberius avait dix-neuf ans et venait d’être fiancé, Caius et moi en avions dix, lorsque je fus arrachée à ce bonheur quotidien. Un soir, mon père était rentré, euphorique : j’avais été choisie par le grand pontife parmi toutes les petites filles de bonne famille pour devenir vestale. J’allais rejoindre les rangs des six prêtresses de Vesta. C’était un immense honneur, un de ces honneurs qui ne se refuse pas.

J’ai appris à servir les dieux et à les implorer de protéger Rome. J’ai appris à maintenir la flamme sacrée de Vesta allumée et tous les protocoles et les rituels des cérémonies religieuses. J’habitais l’atrium de Vesta, et comme mon apprentissage était intensif, je ne voyais pas mes frères très souvent.

Pourtant, j’appris que Tiberius avait essuyé une défaite militaire cuisante lors de la guerre contre Numance. Il était vivant, mais désormais la carrière des honneurs lui était interdite. Cela ne l’avait pas empêché de se marier et de quitter la maison familiale, d’ailleurs, Caius l’avait imité.

Le jour exact de mes vingt-et-un ans, alors que ma phase d’apprentissage enfin je devenais une véritable vestale, Tiberius fut élu tribun de la plèbe.

Alors, il commença à essayer de réaliser notre rêve : un monde de justice. Il proposa une réforme agraire visant à reprendre une partie des terres exploitées par les riches aristocrates pour les restituer aux plus pauvres des citoyens, les soldats de l’armée romaine, ces “rois du monde qui n’ont pas une motte de terre à eux”.

Un tribun, soutenu par le sénat majoritairement composé de riches propriétaires terriens, mit son veto pour empêcher la réforme. Mais Tiberius était un fin stratège. Il parvint à le destituer et mit en place une réforme plus sévère encore pour les grands propriétaires qu’il fit immédiatement appliquer avec l’aide de Caius et d’un certain nombre de ses amis.

Mon grand frère était soutenu par la plèbe. Son pouvoir s’accroissait. Pas étonnant dans ces conditions qu’il ait fait peur aux sénateurs.

Un jour qu’il était venu me rendre visite au temple de Vesta, comme il le faisait régulièrement, il m’avait demandé ce que je pensais de sa tentative de se représenter aux élections pour obtenir un second mandat en tant que tribun (ce qui était illégal). Alors, nous avions débattu des possibilités qu’il avait de continuer ses réformes sans mandat. Puis, lorsqu’il avait fallu que je reprenne mon office auprès du feu sacré, il m’avait dit au revoir. Brusquement il s’était ravisé, m’avait serrée fort dans ses bras, plus fort que d’habitude, en me murmurant :

— N’oublie jamais, petite sœur, n’oublie jamais que je t’aime.

Puis il était parti. Moi, j’avais veillé sur le feu sacré.

Le lendemain, au matin, sur le seuil du temple de Vesta, mon père, hagard, ma mère, en pleurs, et Caius, bouleversé, m’attendaient. Sans un mot, j’ai compris.

Tiberius était mort.

Aujourd’hui, je sais qu’il a été “accidentellement” piétiné sur le forum lors d’une émeute, et, comme par hasard, ceux qui avaient déclenché cette émeute meurtrière avaient été soudoyés par les sénateurs propriétaires de la plus grande partie des terres. Je les déteste. Ils ont fait assassiner Tiberius légalement alors qu’il n’avait que trente et un ans. Jamais je ne leur pardonnerai.

La mort de Tiberius avait jeté un terrible froid parmi les partisans de la réforme agraire. Diophane de Mytilène avait raison de dire que la rhétorique était dangereuse, mais ce qu’il ignorait, c’est que l’argent l’était plus encore.

Pourtant, l’espoir d’un monde plus juste n’était pas mort avec Tiberius. Il était juste endormi provisoirement pendant que Caius, moi, et quelques amis intimes préparions avec soin chaque rouage de notre retour sur la scène politique.

Bien sûr, je n’ai cessé de remplir à la perfection mon devoir de vestale. Je priais les Dieux, je réalisais les sacrifices et les cérémonies. Pourtant, parfois, lorsque je veillais sur la flamme sacrée de Vesta, je me demandais si Rome ne lui ressemblait pas, dansante, tourbillonnante, et brûlant de l’intérieur.

À trente et un ans, l’âge auquel Tiberius était mort, Caius fut élu tribun de la plèbe, dans l’euphorie générale. Le peuple ne se souvenait que trop bien des réformes accomplies par son frère aîné. L’espoir illuminait les visages.

Avec son charisme extraordinaire Caius fit passer une à une ses réformes. Même les sénateurs auxquels il prenait des terres étaient sous son charme. Ils allaient jusqu’à l’applaudir lorsqu’il proposait de créer des colonies et de construire des routes sur les champs qu’ils exploitaient.

Je revois encore les foules embrasées lorsque l’ardent orateur qu’était mon frère proposa une loi frumentaire permettant la distribution de blé à prix réduit pour la plèbe urbaine. Rien ne semblait devoir lui résister. Il avait su ranimer la flamme sacrée de la justice dans les cœurs aussi sûrement que moi, celle de Vesta dans le temple.

Pourtant, certains commencèrent à lui résister, des sénateurs soucieux de conserver leurs petits privilèges personnels et probablement moins sensibles à la rhétorique que les autres. Ils s’opposèrent à Tiberius, l’obligeant à abandonner son projet d’ouvrir la carrière des honneurs à des familles qui n’y avaient jusque-là pas accès et réduisant à néant tous ses espoirs d’augmenter le pouvoir des tribuns.

Il ne fut pas réélu lorsqu’il se présenta pour un troisième mandat. Alors, il décida de partir à Carthage pour installer une colonie et ainsi redonner des terres à de pauvres citoyens. Lorsqu’il vint me dire au revoir, il riait de l’ironie du destin qui l’envoyait fonder une colonie sur cette même Carthage que notre grand-père avait conquise par le sang et par le fer. Puis il s’embarqua.

Il fut absent durant deux mois. Deux mois durant lesquels la colère des sénateurs ne cessa de gronder. Chaque fois que je me rendais sur le forum, suivie par mon licteur, arborant le voile blanc et les bandelettes des vestales, j’entendais sourdre d’inquiétantes rumeurs. Et j’avais peur.

Le visage de Tiberius hantait mon esprit. Je savais que je ne supporterais pas de perdre mon autre frère.

Lorsque Caius revint de sa colonie, il était plus déterminé que jamais. En voyageant, il avait découvert que le territoire gouverné par Rome était immense, à tel point qu’on ne pouvait considérer la majorité de ses habitants comme libres puisque seuls les citoyens romains avaient le pouvoir. Nous vivions dans une monarchie déguisée en république.

Il a aussitôt proposé une nouvelle réforme au sénat : accorder la citoyenneté à tous les habitants d’Italie. C’était ambitieux. Un peu trop. Le sénat refusa catégoriquement d’abandonner une autre part de ses privilèges. Puis la loi qui avait permis à Caius de fonder ses colonies fut remise en cause. Un nouveau vote allait avoir lieu.

Le piège était évident. Il s’agissait d’attirer un Caius mécontent au milieu de la foule du forum pour mieux pouvoir l’assassiner au cours d’une émeute. Je l’avais bien compris, et Caius aussi.

J’étais bien décidée à ne pas lâcher mon jumeau d’une semelle durant toute la journée du vote, car je savais qu’il ne voudrait pas risquer ma vie en m’emmenant sur le forum avec lui. Mais une heure avant le vote, il s’était arrêté dans une ruelle conduisant au forum.

— Ne me suis pas, murmura-t-il.

— Caius, n’y va pas, l’avais-je supplié. Ils se fichent de tes colonies ! C’est toi qu’ils veulent. Ils veulent te tuer !

— Je sais.

Il semblait tellement indifférent avec son demi-sourire malicieux, que je l’ai saisi par le devant de sa toge dans l’espoir qu’en le secouant il reprendrait ses esprits. J’avais alors senti, dissimulée dans le repli du tissu, quelque chose de dur, de froid. Une épée !

— Je ne veux pas les laisser m’assassiner, m’avait-il avoué le regard soudain grave. Je me défendrai. Mais je dois y aller, je ne peux pas les laisser faire. Tu comprends ?

Son regard était infiniment tendre. Oui, je comprenais. Je comprenais que je ne pourrais pas le retenir. Alors je l’ai laissé partir, le regardant s’éloigner. Mon cœur battait à la chamade, comme si, lui, il savait déjà qu’il ne reviendrait pas.

Puis je l’ai suivi, de loin. Je voulais savoir. Je suis restée à l’ombre d’un portique, observant le forum. Longtemps j’attendis sans qu’il ne se passe rien, sans que ma vigilance ne baisse. Caius était au milieu du forum, entouré d’une trentaine de ses amis.

Brusquement, il y eut des mouvements, des bruits de dispute. Un éclat de lumière pénétra dans mon oeil. Une épée avait été brandie, puis dix, puis trente. Les lames brillantes, comme des étincelles de révolte, étaient pointées vers le ciel de midi et reflétaient la lumière du soleil. Au milieu de la troupe en arme, Caius levait haut son épée en criant quelque chose que je ne pouvais entendre. C’est la dernière image que j’ai de lui, fier et droit comme la flamme de la justice.

Ensuite ils ont été dispersés. Puis je ne sais pas. Tout s’est perdu dans le bouillonnement de la foule.

Le lendemain, lors d’une réunion extraordinaire, le sénat a voté la loi martiale. Dès que je l’ai appris, je me suis précipitée vers la curie pour plaider la cause de mon frère et de ses partisans. Un instant, j’ai cru que mon discours allait convaincre les sénateurs, mais ils avaient eu trop peur des épées brandies, trop peur de la justice.

Ils n’ont pas osé me tuer car, en tant que vestale, j’étais sacrée. Ils ne voulaient ni encourir la colère des dieux ni jeter le malheur sur Rome en souillant son sol de mon sang. Ils m’ont fait reconduire à l’atrium de Vesta en expliquant à la grande prêtresse que j’étais frappée de démence et qu’il fallait m’empêcher de sortir.

Alors que j’étais à la fois la prisonnière et la protégée du temple, Rome fut le siège d’une lutte armée entre Caius et le sénat. Mon frère fut tué avec trois mille de ses partisans.

Aujourd’hui, on parle de mes frères, les Gracques, avec émotion. On les accuse d’être responsables de la décadence de Rome, eux qui ont sacrifié leurs vies pour tenter de la sauver. Rome a revêtu sa robe sanglante, et elle danse, et elle tourbillonne, emportée par le temps, brûlant de l’intérieur, comme la flamme sacrée de Vesta.