En ce temps-là, la cité d’Ys n’était pas un endroit où il faisait bon vivre. Mais en ce temps-là, il n’y avait aucun autre endroit où vivre. Paul le savait. Mais peu lui importait puisqu’il était déjà mort.

Allongé sur le dos, il regardait les étoiles. La chaleur étouffante de la cité montait, vaporeuse, vers le ciel. Dans le silence de la nuit, sa décision s’affermissait.

Personne ne quitte Ys. On y vit, on y meurt, on s’entre-tue pour une paillette de lumière ou une goutte d’eau, mais on ne s’en va pas. Parce qu’il n’y a nulle part où aller. Parce qu’au-delà du piton rocheux isolé, irrigué par une source d’eau miraculeuse, il n’y a rien. Que le désert brûlant et craquelé à perte de vue. Quelques serpents mouvants dans le sable, quelques cactus épineux, et la mort.

Mais Paul allait partir. Parce qu’il était déjà mort. Surtout, parce que personne ne devait découvrir qu’il vivait encore.

Sous ses paupières à demi closes, les images défilaient. Les images lointaines d’un matin, ce matin.

Arya jouait sur le toit. Sa silhouette éthérée dansait sur l’horizon bleuissant. Ses éclats de rire brillaient comme des paillettes de lumière. Ses cheveux pâles glissaient dans le vent.

Arya.

Il ne la reverrait plus jamais.

Son cœur se serait. Il faut prendre soin de ta petite sœur. Sa mère le lui avait dit. Mais il n’avait pas besoin qu’elle le lui dise. Il le savait.

Arya était fragile. Si vaporeuse qu’elle semblait pouvoir s’évanouir dans l’atmosphère. Mais Arya était magique, avec ses grands yeux, plus noirs que la nuit entre les étoiles, ses longs doigts fins et sa voix qui traversait les cœurs.

— Pourquoi regardes-tu les étoiles ? Elles t’appellent ?

Paul ferma les yeux pour étouffer une larme. Au matin, il était allongé sur le toit pour regarder les étoiles s’évanouir dans le bleu du ciel. Ce soir, il regardait ces mêmes étoiles s’allumer. Mais Arya n’était plus là. Plus jamais.

— Tu n’as jamais trouvé étrange qu’il n’y ait que la cité d’Ys sur terre alors qu’il y a tant d’étoiles dans le ciel ?

Arya s’était assise à côté de lui. Mais ses grands yeux noirs ne savaient pas écouter les étoiles, ils ne voyaient que leur lumière. Paul voyait l’infini du vide et l’immensité de l’univers. Paul voyait des chemins, et au bout de chacun, une étoile l’appelait.

— Un jour, je partirai, avait-il promis. Je suivrai mon étoile, je traverserai le désert et j’irai quelque part ailleurs. Il y a tant d’étoiles dans le ciel qu’il doit bien y avoir des ailleurs sur la terre.

Mais il n’y avait pas d’ailleurs. Ce n’était qu’un rêve et Paul était bien trop grand pour y croire.

Pourtant il allait partir.

C’était la douleur de les laisser derrière lui qui bloquait sa poitrine, bien plus que la peur. Sous ses cils luisants, le souvenir glissait. Arya riait, Arya parlait, Arya dansait. Arya était une paillette de lumière humaine.

Une larme glissa sur sa joue. Arya glissait. Arya criait. Arya l’appelait. Elle tombait du toit sur les pavés sonnants.

Il faut prendre soin de ta petite sœur.

Paul avait bondi. Arya était trop fragile pour les pavés. Dans la ruelle, son petit corps inanimé s’étiolait entre les pavés. Elle respirait pourtant. Elle ne semblait pas blessée. Le toit de la maison n’était pas si haut. Paul avait soupiré, soulagé, puis son cœur s’était déchiré.

Arya n’avait rien, mais son médaillon s’était brisé. Les lianes tressées s’étaient rompues et la petite lumière qu’elles abritaient s’était enfuie. Sans sa lumière, Arya n’était plus.

Alors il avait fait la seule chose qu’il y avait à faire. Il avait fait glisser son médaillon au-dessus de son cou et l’avait échangé avec celui d’Arya.

Il avait attendu. Les paupières de la fillette s’étaient ouvertes. Elle lui avait souri. Alors doucement, il avait dégagé ses bras de l’étreinte des petits doigts blancs. Puis il était parti.

Arya vivrait.

Il était mort.

Personne ne devait savoir. Peut-être qu’un jour, Arya comprendrait. Mais il serait trop tard.

Sans médaillon, Paul était mort. S’il vivait encore, c’était par erreur. Dans la cité d’Ys, il était interdit de vivre sans lumière. À leur naissance, les enfants étaient conduits au grand temple. Certains étaient rendus à leurs parents avec un médaillon. Les autres disparaissaient à tout jamais. Personne ne savait ce qu’il advenait d’eux. Mais un humain sans lumière n’était pas un humain, c’était un fantôme. Une coquille vide et dangereuse. Alors, les prêtres-soldats patrouillaient tout le jour. S’ils croisaient un fantôme, il l’emportait et plus personne n’entendait parler de lui. Il ne faisait pas bon vivre en ce temps-là dans la cité d’Ys.

Parfois, des paillettes de lumière solitaires voletaient à la dérive dans les ruelles sordides. Certains essayaient de les capturer pour avoir le droit à un peu de vie supplémentaire. Mais Paul préférait les regarder s’envoler, libres, vers l’infini. Il pensait à tous ces enfants à naître, à ceux dont on était sans nouvelles, il pensait aux étoiles aussi, parce qu’il pensait toujours un peu aux étoiles.

Paul détestait Ys, ses injustices, sa misère, ses paillettes de lumière prisonnières. Paul haïssait le temple et les prêtres. Il présentait un mensonge énorme. Mais au fond de lui, il savait qu’il n’y aurait jamais assez d’eau pour rassasier tous les enfants de la cité. Tout ce qu’il demandait, c’était qu’ils laissent vivre Arya. Sa petite sœur. Parce qu’il savait qu’elle portait en elle quelque chose d’extraordinaire. Une lumière plus éblouissante que celle de son médaillon.

La nuit était noire. Dense. Silencieusement, Paul descendit du toit et se glissa dans les ombres. Avant de la quitter, il se retourna une dernière fois sur la cité d’Ys, puis il marcha vers l’horizon. Au loin, les étoiles l’appelaient par son nom.

Au même moment, allongée sur sa paillasse, une petite fille serait très fort dans ses doigts blancs son médaillon de lumière. Ses yeux, plus noirs que la nuit, n’entendaient pas les étoiles, mais ils voyaient au-delà du temps, ce qui avait été, ce qui était, ce qui serait. Elle savait.

— Pardonne-moi, grand frère…