— Une nouvelle game-boy, Need for speed, c’est un jeu pour les PC, un lecteur MP3, un vélo neuf, et puis des jeux vidéo, ceux que tu voudras, du moment qu’il y a des combats, ou des voitures de course.

— Dit donc, ça fait beaucoup tout ça !

— Ouais, puis le reste, ce sera une surprise, tu prendras ce que tu veux, je te fais confiance.

— T’inquiète pas pour ça, hé, je suis le Père Noël !

— Tu sais Père Noël, je t’adore, t’es trop fort !

— Merci, bon, maintenant je te laisse parce que, rien qu’avec ta commande, je vais en avoir du boulot !

— Au revoir

Le vieillard raccrocha le téléphone. Son sourire jovial s’effaça comme par enchantement. Quelle société mon dieu, quelle société ! Ce n’était plus de l’abondance, c’était de l’étouffement. Parmi tous ces biens encombrants, il restait si peu de place pour le rêve.

Il soupira. Tiens, il aurait bien besoin d’un bon chocolat chaud pour se remonter le moral. Oh oui. Un bon chocolat chaud encore fumant. Il lui fallait au moins ça.

Il repoussa sa chaise, se leva et se dirigea à pas lents vers la cuisine. Il se sentait tout à coup si vieux, si las. Il sortit une casserole de son armoire, y versa un tourbillon de lait. Puis il tourna le papillon du gaz il s’agenouilla pour regarder les flammes bleues lécher le fond de la casserole. Il aimait ce spectacle ridicule de simplicité. Le feu bleu azur qui caressait le métal cuivré. La douce chaleur du gaz qui réchauffait ses joues. Le bruit du lait qui bouillonne dans la casserole.

Il se redressa, se servit une, non deux cuillerées de cacao, puis versa le lait bouillant dans sa tasse.

Ce n’était pas malin. Maintenant, c’était trop chaud !

Résigné, il posa sa tasse sur la tablette devant la fenêtre en attendant qu’elle refroidisse. La fumée dessina une volute de buées sur la vitre glacée. Dans sa tête, c’était encore un enfant, le vieux. Du bout du doigt, il dessina un petit bonhomme. Une tête. Des bras. Des jambes. Puis comme c’était le soir de Noël, il ajouta un cadeau.

Mais ce jour-là, le vieux, c’était surtout un adulte désabusé et cynique. Il ajouta un cadeau dans la buée, puis un autre et encore un autre et encore… jusqu’à ce que le petit bonhomme soit totalement effacé, jusqu’à ce qu’on puisse plus rien distinguer sur la vitre.

Alors, il essuya le carreau d’un revers de manche et but son chocolat délicieusement chaud en espérant que cela pourrait lui remonter le moral.

Dans la pièce à côté, le téléphone sonna. Tant pis. Il n’irait pas. Pas envie. C’était sûrement encore un enfant. Son appel serait transféré sur une autre ligne. Un faux père Noël décrocherait. Il lui raconterait une histoire monstrueusement courte. En échange d’une liste de cadeaux désespérément longue.

La sonnerie cessa. Il but une longue gorgée de chocolat chaud. Tout ça, c’était la faute de cette stupide publicité. Il aurait dû dire non. Le numéro du père Noël suivi du rire idiot. Ho, ho, ho ! Pathétique. Il se demandait vraiment pourquoi il avait accepté.

Peut-être parce qu’il voulait croire qu’il était encore bon à quelque chose. Oui, il s’était dit qu’en racontant des histoires aux enfants qui lui téléphoneraient, il pourrait redonner un peu de rêves, assez pour restaurer la magie de Noël. Il s’était encore fait avoir. Depuis le début il s’était toujours fait avoir.

Il se souvenait d’avant. Noël c’était comme si des millions d’étoiles étaient tombées dans les yeux des enfants. Noël c’était un cri d’amour pur. Noël c’étaient des étincelles de joie qui papillonnaient dans l’atmosphère. C’était la lumière et la chaleur humaine au cœur glacé de l’hiver. Avant, Noël c’était vert merveilleux.

Le vieillard avala sa dernière gorgée de chocolat chaud, s’essuya la bouche et rinça sa tasse. Il prenait garde que sa longue barbe blanche ne trempe pas dans l’eau. Souvent, les gens se moquaient gentiment de sa barbe. Mais il l’aimait bien. En tout cas, pour rien au monde il n’aurait accepté de la couper. Il prenait un malin plaisir lorsqu’il regardait les autres, tous les faux pères Noël, s’empêtrer dans leurs barbes en coton. Faux pères Noël. Fausses barbes. Faux Noëls.

Trois coups frappèrent à sa porte. Trois tout petits coups. Toc, toc, toc. Il sourit. Oh, ça, il savait qui c’était.

— J’arrive cria-t-il en marchant précipitamment vers la porte.

— Entrez vite, ajouta-t-il en voyant les lutins frigorifiés dehors. Il fait si froid.

— Un vrai temps de Noël reconnut le père de famille en tapant du pied pour enlever la neige de ses bottes. Alors père Noël prêt pour cette nuit ?

— Bien sûr, confirma le vieil homme en les conduisant au salon.

Ils s’installèrent autour du feu. Dans le salon du père Noël, il y avait des sièges spéciaux pour les lutins. Faits exprès pour eux juste à leur taille. Et, étant donné qu’un lutin adulte ne dépasse pas le genou d’un homme normal, ce n’était pas du tout superflu.

Le couple de lutins s’installa confortablement en tendant leurs petites mains blanches vers les flammes crépitantes. Leurs deux fils aînés eux, se précipitèrent sur le canapé du père noël, un immense matelas, un vrai terrain de jeux. Mais Hermine, leur petite sœur, toute frêle,  préféra rester blottie sur les genoux de sa maman.

— De toute façon, avoua le père Noël, maintenant, je n’ai plus grand-chose à faire. Plus besoin de transporter tous mes cadeaux. Plus besoin de m’arrêter à chaque maison avant l’aube.

— C’est vrai qu’ils t’ont bien simplifié le travail, reconnut le papa lutin. Et à nous aussi. Tu te souviens, chérie quand on fabriquait les derniers cadeaux à toute vitesse avant de les charger dans le traineau ?

— Oh oui, sourit sa femme, comment oublier pareils moments ? Il y avait tant de joie et d’excitation dans l’air !

Ils plongèrent avec nostalgie dans leurs souvenirs de ce passé glorieux. Que de monde ! Que d’agitation jadis en cette période de fête !

— Enfin se consola le père Noël, aujourd’hui ce ne serait plus possible. La plupart des gens n’ont même pas de cheminée ! Ils ne croient vraiment plus en rien !

Un nuage assombrit les yeux du père lutin. La mère resserra tendrement ses bras autour de sa petite fille. Les deux aînés arrêtèrent de hurler en sautant sur le canapé. Un poids terrible semblait s’être abattu sur la pièce. Le vieillard serra les dents. Il ignorait ce qui allait se passer. Mais il était sûr qu’il aurait préféré que ça n’arrive jamais.

— Il faut qu’on te dise, murmura la mère, les gens ne croient plus en rien, alors nous allons devoir partir.

Partir ! Le vieillard avait l’impression de basculer dans un gouffre sans fond. Non, ce n’était pas possible ! Pas eux ! Pas encore. Non ! Pas ça…

— Je suis désolé, s’excusa le père, mais nous ne pouvons plus rester. Hermine est malade. Elle est tellement faible. En restant nous la condamnerions.

Le père Noël acquiesça tristement. Son cœur fondait en larmes dans sa poitrine. Pauvre petite. Partir. Plus de lutins. Plus du tout. Fini. Pauvre monde.

— Il n’y a plus assez d’imagination et de rêves sur cette planète. Plus assez pour une seule famille de lutins.

Le vieillard fixait les flammes de son feu de joie comme hypnotisé. Il aurait voulu ne plus réfléchir. Ne plus penser. Mais son cerveau s’emballait. Plus assez d’imagination. Plus assez de rêves. Partir. Jadis, des millions de lutins peuplaient la Terre. Sans parler des elfes et des fées. Les rêves des hommes étaient si fertiles qu’ils permettaient la subsistance de tous ces peuples magiques. Tellement d’imagination. Tellement de croyances. Mais c’était fini.

Depuis, il y avait eu les révolutions industrielles. Depuis il y avait eu les exodes ruraux et les grandes inventions. On avait appris le pragmatisme aux enfants. On les avait gavés de math et de français. De logique et de rationalisme. Et on avait oublié les contes de fées. Les hommes avaient commencé à avoir foi dans les machines et non plus dans la magie. Alors les créatures imaginaires avaient dû une à une quitter la Terre. Une à une jusqu’à la dernière.

Les flammes rongeaient le bois. Brasier rougeoyant. Si semblable au feu invisible qui lui rongeait les entrailles. La dernière famille de lutins de la Terre allait partir.

— Où irez-vous ?

— Sur Saturne je pense, répondit le père lutin. J’y ai beaucoup de famille.

— C’est une planète gazeuse, ajouta sa femme, alors forcément, les gens y sont plus… spirituels.

— Je comprends, murmura le père Noël résigné. Je… enfin, quand partirez-vous ?

— Je ne sais pas trop, demain, ou après-demain. Tout est prêt.

Ce n’était pas étonnant, car, les lutins étant bien peu attachés aux choses matérielles, la totalité de leurs affaires personnelles pouvait être empaquetée en moins d’une heure.

— Nous allons rester ce soir pour te soutenir, enfin, moralement je veux dire, dans ta tournée.

— Merci, souffla le père Noël.

Des larmes d’amertume lui brûlaient les yeux. Mais non, non il ne pleurerait pas. Pas maintenant. Pas devant eux. Un père Noël qui pleure, même dans le monde moderne, c’est impossible. Impossible.

— Remarque, ajouta le vieillard, maintenant je n’ai plus qu’à me pavaner sur mon traîneau avec mon grand manteau rouge. Quelques enfants m’aperçoivent dans la nuit. Mais ils n’osent pas y croire. C’est pour entretenir le mythe qu’ils disent. Entretenir le mythe.

— Tu n’aurais jamais dû les laisser décider pour toi ! s’exclama la femme lutin les poings sur les hanches. Ils ont pourri le monde !

— Calme-toi chérie voyons !

— Je dis ce que je pense ! Sans ces satanées multinationales…

— Peut-être, mais c’est impossible de leur résister. Ils contrôlent tout. Je crois que moi aussi je devrais partir.

Un silence lourd de perplexité s’abattit sur la pièce. La terre sans lutin, c’était triste. Mais alors un noël sans père noël, c’était …

— Non, tu ne peux pas faire ça !

— Pour une fois, je suis d’accord. Ne t’en va pas, ce monde est déjà bien assez mécanique. Tu es la dernière parcelle de rêve qui lui reste.

— En plus, avec la crise financière mondiale qui s’annonce, les hommes vont vraiment avoir besoin de rêves. Et de miracles !

Le père Noël soupira. De rêves et de miracles ! Il se sentait si vieux. Si las.

— Je ne suis plus rien, regretta-t-il. Qu’une marionnette entre leurs mains. Noël n’est plus un rêve comme avant. Noël ce n’est plus le vert mystérieux du sapin. Ce n’est plus le rire vert clair des enfants joyeux. Ce n’est plus le vert de la tendresse dans les cœurs. Ce n’est plus le vert merveilleux des cadeaux magiques. Des cadeaux plus rares, mais partagés. Noël ce n’est plus le vert de l’espérance.

Le vieillard, dont, est-il besoin de le préciser, la couleur préférée était bien entendu le vert, se laissa glisser un peu plus profondément dans son fauteuil.

— Maintenant Noël c’est un cauchemar. Un cauchemar rouge. Le rouge de la panique des parents qui voient leurs porte-monnaies devenir anorexiques. Le rouge de la tension des enfants qui regardent les catalogues de tout ce qu’ils ne pourront jamais avoir. Le rouge de la colère de ceux qui n’ont pas reçu ce qu’ils voulaient. Le rouge de la jalousie de ceux qui croient avoir eu moins que les autres. Le rouge de l’agressivité sous-jacente, noyée dans des verres de vin rouge. Le rouge Coca-Cola !

Ah oui, le père Noël malgré son long manteau rouge n’appréciait pas vraiment la couleur rouge. Surtout pas ce jour-là.

Il se souvenait très bien, trop bien, de ce jour funeste où le représentant de la multinationale coca-cola était venu lui proposer un marché : il portait leurs couleurs, le rouge et le blanc, renonçant ainsi à son manteau vert, en échange de quoi, la multinationale participerait au financement des cadeaux. Chouette, avait pensé le vieillard. Encore plus de cadeaux pour les enfants. Encore plus d’étoiles dans les yeux, plus de joie dans les cœurs. Tout ça en échange d’un manteau, même vert, ce n’était pas cher payé. En plus, avec l’émigration des lutins vers les autres planètes, la main-d’œuvre se faisait rare.

Il avait accepté. Il avait mi le doigt dans l’engrenage. Il avait eu torts.

Car les multinationales sont des créatures incontrôlables et assoiffées d’argent. Ce sont des machines à broyer les rêves. Combien d’enfants ont eu les ailes de leur imagination brisées par des grêles de cadeaux sophistiqués bien avant d’avoir appris à voler ? Combien ? Pourris gâtés. Et le père Noël n’avait pas pu empêcher ça. Le père Noël, rouge et blanc, avait cautionné tout ça, il l’avait provoqué. Il avait servi de mascotte. Rouge et blanc. Pauvres enfants.

Une larme silencieuse glissa sur la joue du vieillard. Un père Noël qui pleure. Une vraie larme de vrai père Noël qui portait une vraie barbe blanche.

— Je ne peux rien faire. Je me sens si… inutile.

Oh, si inutile. Que pouvait un vieillard, même s’il s’appelait père Noël, contre les multinationales enragées que même leurs créateurs ne maîtrisaient plus ? Oui, que pouvait un vieillard face à une société de consommation fondée sur l’argent ?

— Mais, père Noël, tu es libre ! Et c’est Noël !

Libre, peut-être, mais à quoi bon ? Si vieux. Si seul. Mais libre, et vert. Noël vert. Couleur de l’espoir.

 

Ce soir-là, les rennes sentirent un changement. Ils furent attelés au traineau comme chaque vingt-quatre décembre, ils parcoururent la nuit comme chaque année, ils rentrèrent au petit matin comme chaque année. Mais cette fois, quelque chose était différent. Quoi ? Ils n’arrivaient pas à le déterminer, mais ils en étaient sûrs. En même temps, il est bien connu que les rennes ne savent pas distinguer les couleurs.

 

À l’aube, des petits enfants aux grands yeux s’éveillèrent sous la lumière dorée du soleil d’hiver. Au fin fond de leurs regards restaient accrochés des lambeaux des rêves de la nuit de Noël. Des lambeaux dans lesquels on pouvait parfois entrevoir un traineau tiré par des rennes que dirigeait un père Noël vert.