— Deux pains de coco s’il vous plait.

L’odeur chaude du pain brioché embaumait l’atmosphère.

La boulangère sépara d’une main experte deux petits pains de la longue rangée exposée en vitrine. La mie crème s’étira, gourmande et délicate.

— Autre chose ?

— Non, ça sera tout.

Elle paya, saisit le sac en plastique blanc et sorti. Le parfum du pain emplissait la rue. Elle avait presque l’impression de sentir la mie fondre sur sa langue. Et le goût sucré des éclats de coco.

Comme ils allaient être contents !

Son sac en plastique enroulé autour des doigts, elle s’éloigna dans la rue surchauffée. Le soleil vertical de l’équateur pesait sur ses épaules, lourd et pénétrant. Et la rue large et déserte n’offrait aucune ombre. Pas même un arbre. Seulement des grillages et des immeubles en retrait. Un peu plus loin, un haut mur blanc parsemé de taches sombres. Là, une toute petite maison vert pâle, large de 8 mètres et haute de trois étages.

La rue de la boulangerie. Elle la connaissait par cœur. Avec son béton lisse et ses odeurs de poubelles alourdies par la chaleur de midi. Stagnante, sans un souffle de vent.

Ses tongs claquaient sur les trottoirs difforment. Ah oui, il faudrait penser à les refaire… un jour. Mais bah ! Tant qu’une vielle Mama comme elle pouvait aller acheter des pains sans se rompre les os…

Ses doigts se resserrèrent sur les poignées du sac ramollies par la chaleur. Les pains de coco. Ils vont adorer.

Un sourire fendit son visage caramel. Oh oui ! Elle les voyait déjà. Roberto avec son ventre proéminent et son sourire encore plus proéminent, il n’en ferrait qu’une bouchée. Et Kelly, toute délicate, elle le mangerait du bout des doigts. Ses enfants !

Elle tourna vers la place. Ouf, enfin un peu d’ombre. Les trois églises qui se dressent fièrement dans leurs robes immaculées se regardent en chiens de faïence. Bien trop hautaine pour s’intéresser au ballet incessant des auto-écoles.

Elle soupira. Elle aurait aimé apprendre à conduire. C’est tellement pratique, tellement plus simple et plus rapide. Mais quoi ? Aller gaspiller de l’argent bêtement ? Non, il fallait payer l’école des petits. Ça c’était vraiment important. La culture. L’éducation. Les études. Qu’une vieille bourrique comme elle sache conduire, ça parait soudain tellement dérisoire ! Elle savait marcher ! Et les petits avaient pu faire leurs études. Et voilà qu’ils étaient grands.

Elle traversa à pas égal la place. À l’ombre d’un palmier, trois vieillards assis sur un banc discutaient, fort. Sur un autre banc, un ouvrier en bleu de travail mangeait son sandwich, affalé. Un moniteur d’auto-école luisant de sueur marchait à côté d’une voiture en agitant les bras. Dedans, une jeune fille au visage crispé tentait de réussir un créneau entre deux plots orange et blanc.

La poussière volait. Le soleil dardait. Les pavées surchauffés émettaient une odeur acre. Mais bien moins forte que les pains de coco encore tout chauds dans leur sac en plastique.

Laissant l’auto-école peu rassurée zigzaguer dans la chaleur immobile, elle s’engagea dans la rue des étales de fruit et légumes. Midi, l’heure du silence du Brésil. Les commerçants abrités dans l’ombre de leurs baraques de plastique la regardent passer d’un œil morne.

Elle avance à petits pas le long des étales pour profiter de leurs ombres précaires. L’odeur sucrée des fruits exotiques emplit ses narines. Ici, des bananes se balancent au bout de crochets. Là, des ananas exhibent leurs coiffes vertes. Un peu plus loin, des mangues et des cajous regorgeant de jus s’empilent devant un panier de pommes de terre.

Le vrombissement d’un moteur. Elle se tasse le long d’une table couverte de noix de coco pour laisser passer la voiture reluisante qui s’enfonce comme un éclair sur les pavés bringuebalants, déchirant l’espace d’un instant la torpeur de la rue. Elle observe les noix de coco, si dur à l’extérieur, si tendre au dedans. Une épaisse carapace pour protéger un fruit qui murit. Comme une mère qui protège ses enfants. Comme une mère…

Dans sa tête, elle voit les visages souriants de ses enfants. Dans sa main, elle sert les anses plastifiées du sac aux pains da coco. Pour ses enfants.

Au bout de la rue, elle débouche sur la large place de Varzea. Immense et animée. Peuplée de vendeurs ambulants. L’ombre protectrice des arbres abrite toute la vie du quartier. L’odeur de la viande grillée. Les éclats de voix sur les tables jaunes des bars. Le rire des enfants. Les aboiements des chiens. Et un léger souffle de vent qui fait frémir les feuilles des palmiers, là-bas, tout là-haut.

À petits pas elle s’avance. Tant de bruits, tant de couleurs, tant d’odeurs. Toute cette vie éclatante qui déborde sous le soleil exubérant. Tant de souvenirs aussi, à peine voilés par la poussière qui s’envole. Elle les revoit. Roberto et Kelly. Enfants. Kelly riant sur la balançoire. Roberto trônant fièrement sur le toboggan. Kelly, l’air sérieuse, discutant avec ses copines à l’ombre d’un palmier. Roberto courant après un ballon sur le terrain de foot aménagé. Leurs petits visages caramel, leurs jambes nues dorées par le soleil, leurs rires, leurs cris. Elle les connait par cœur.

Oh, comme ils ont grandi ! Des adultes à présent. Tant de choses ont changé. Ils sont loin à présent les enfants sauvages qui courraient sur la place. À présent, Roberto va travailler en costard au service de la préfecture. Si grand, si classe. Comme un palmier dressé bien droit. Un de ces arbres majestueux qui domine toute la place de Varzea.

Quant à Kelly, elle est passée en quelques années de petite fille fragile à femme fleur épanouie. Elle ne dort même plus à la maison. Elle préfère vivre avec son copain, de l’autre côté de la ville, tout prés de l’hôpital où elle est infirmière. Oui, une fleur épanouie, écho d’une petite fille qui riait sur la balançoire.

Enfin, elle arrivait. La maison était là-bas, dans la rue de terre battue au bout de la place. Et aujourd’hui, elle allait les retrouver tous les deux. Roberto et Kelly. Ses enfants. Grands enfants.

Son cœur se gonfle de joie. Le bonheur, c’est simplement de les voir heureux. Leurs sourires. Leurs bisous sur ses joues de maman. Elle les avait portés en elle, abrités sous sa carapace, pour les élever en êtres libres et heureux. Et maintenant, ils s’envolaient, seuls, loin d’elle, dans le ciel ensoleillé du Brésil.

Elle agita la main pour souhaiter le bonjour à la voisine qui balaie le trottoir devant sa maison. Bonjour Flavia, contente de te voir. Mais pas le temps de causer. Les petits sont là, tu comprends.

Un flot de musique coulait de l’étage de la maison. Elle sourit. Ils étaient là !

Elle tira à elle la chaine et le cadenas du portail en prenant garde de ne pas abimer les pains de coco. Puis, elle fit jouer la clé dans la serrure.

Leurs yeux brillants, leurs sourires épanouis.

Et la mie du pain de coco fondant sur leurs langues.

Tout change, tout bouge. La technologie évolue, la ville s’étale et les enfants grandissent.

Elle serra le sac dans ses mains.

Oui, tout change. Mais pas l’amour d’une mère.