Je ne t’avais jamais écrit avant. Mais cette lettre tu ne la liras pas. Personne ne la lira. Et pourtant je ne peux m’empêcher de l’écrire. J’ai tellement besoin de te parler.

Mais tu n’entends pas.

Mais personne d’autre ne peut m’entendre.

Parfois, le soir, allongé sur le dos, je fixe pendant des heures le plafond de ma chambre. Et le vide me ronge de l’intérieur. Je suis seul. Perdu dans un monde de fantômes. Seul.

Ma vie n’est pas horrible. Elle est juste normale. Vide. Le lycée, les cours. Les discutions artificielles entre potes. Le bus où les gens s’assoient côte à côte sans se regarder. Et la maison. Papa rentre tard et travail sur l’ordinateur. Maman passe ses soirées au téléphone. Avec tout le monde. Avec personne.

Personne.

Il n’y a personne à qui parler. J’étouffe. Et personne pour m’entendre crier. J’ai peur. J’ai peur de ce monde de fous. Peur de la solitude. Peur de ce qu’il y a au plus profond de moi. Peur de ne plus exister. Comme eux. Comme ces gens aux regards éteints qui promènent leurs carcasses vides sur les trottoirs et dans les bus. Des robots sans âme, sans vie. Des fantômes du quotidien. Et la panique me saisit à la gorge. Et je me débats, seul.

Alors je pense à toi.

Grand-père.

Alors je pense à toi. Je ne sais pas pourquoi toi. Tu ne m’entends plus. Tu ne me vois même plus. Mais tu es plus vivant qu’eux tous.

Grand-père.

Ils ont dit que tu étais fou. Ils ont dit que tu perdais la mémoire. Alors ils t’ont enfermé dans cette chambre d’hôpital, toute blanche, toute vide. Et tu ne me reconnais plus. Je te parle, et tu parles à grand-mère. Tes yeux sont pleins de tendresse, mais ils fixent le vide. Tu lui serres fort la main pour ne jamais la perdre. Mais elle n’est pas là…

Tu lui promets une maison au bord de la mer pour regarder la lune se lever sur l’écume. Tu lui promets de l’emmener un jour faire le tour du monde dans un grand voilier tout blanc. Ou peut-être juste dans un conte au coin du feu. Mais tu promets. Tu lui parles de vos futures enfants. De vos petits-enfants même.

Et tes yeux me traversent.

Ils ont dit que tu étais fou. Trop vieux. Trop malade. Mais toi, tu ne les écoutais plus. Tes yeux sont trop pleins d’amour pour ce monde tout vide. Alors tu es parti. Je suis sûr que tu es en train de le faire ton tour du monde, sur un grand voilier tout blanc, main dans la main avec grand-mère. Et tu croises toutes les histoires que tu me racontais quand j’étais petit. Les baleines qui parlent. Les pirates maladroits. Les sirènes, juste un peu moins belles que grand-mère. Et les îles au trésor.

Oui, je suis sûr que tu es là-bas. Cette chambre d’hôpital est trop étroite pour un esprit aussi vivant que le tien. Il s’en est allé voguer vers un autre monde, ton monde, le vrai. Et tu me laisses, seul, sur cette terre déserte, sans personne à qui le dire.

Alors je t’écris.

Mais cette lettre, je ne la déposerai pas sur ta table de chevet. Tu ne la lirais pas. Tu ne te souviens peut-être même plus que tu sais lire. Non, je vais la mettre dans une bouteille à la mer, comme Sam le marin lorsqu’il était perdu sur son île déserte. Tu te souviens ? C’était une de mes histoires préférées.

La mer est vaste, presque aussi vaste que l’imagination. Alors qui sais, peut-être qu’un jour ma bouteille arrivera jusqu’à toi. Tu la déboucheras en croyant trouver une carte au trésor, mais ce sera juste une lettre de détresse de ton petit fils. Tu la liras en serrant dans tes bras cette grand-mère que je n’ai pas connue. Et vous penserez à moi, perdu dans cette réalité qui n’est pas la mienne.

Alors, seul, les yeux rivés sur le plafond de ma chambre, je sentirai battre dans mon cœur tout l’amour que vous m’avez laissé. Et je n’aurai plus peur d’exister car je saurai que je porte en moi un monde plus fort que le vide. Un monde qui ressemble au tien, grand-père.