— Qui est Candide ?

Silence.

Personne.

Personne ne répond. La salle de classe paraît vide ! Pourtant, tout le monde est là. Tout le monde sauf…

Mon regard glisse vers le deuxième rang, tout à gauche, la chaise, le long du mur est vide.

— Candide est un héros de Voltaire.

Voltaire, philosophe des lumières ! Un de ces hommes étoiles du XVIIIème siècle. Fascinant. Un autre jour, le discours du professeur de français m’aurait peut-être intéressé. Mais aujourd’hui…

Une fois de plus mes yeux se tournent vers le deuxième rang. La chaise vide exerce une force d’attraction irrésistible sur mon regard et mes pensées silencieuses. Le vertige.

— C’est un jeune homme qui découvre la vie et le monde qui l’entoure.

Quel idiot ! Je me mords la lèvre. Pourquoi j’ai envie de pleurer tout à coup ? Découvrir le monde ! Il aurait dû comprendre que le monde n’en valait pas la peine. La réalité, moins on a à faire à elle mieux on se porte !

— Il était naïf et crédule, il ne connaissait rien de la cruauté.

Il n’était pas le seul !

Pourquoi je l’écoute ? Pourquoi j’écoute ce stupide cours de français ? Tu l’aurais écouté toi Simon ? Simon.

Tu n’étais même pas mon ami. Juste un camarade sympathique. Et maintenant, tu es ce vide insupportable. Ce trou béant qui cogne dans ma poitrine. Une étoile arrachée au ciel. Où es-tu Simon, où es-tu ?

Il y a trois jours, tu étais au lycée, assis au deuxième rang, contre le mur. Il y a trois jours, je t’avais serré la main le matin avant d’entrer en cours. J’avais croisé ton regard espiègle. Trois jours.

— Candide est ainsi confronté à la guerre.

Je l’ai vu. Le professeur a tourné les yeux. Je te jure que je l’ai vu Simon. Il a regardé ta chaise. Vite. Que pense-t-il ? Il a peur, comme nous. C’est cette guerre. Cette paix.

— Il a été horrifié par les massacres gratuits et la sauvagerie des soldats.

J’ai l’impression qu’il étouffe des sanglots dans ses paroles. Mais ce n’est pas possible. C’est juste moi qui ai envie de pleurer. J’ai peur, j’ai honte. Mais je ne pleurerai pas. Non. Pas devant les autres. Jamais. Question d’honneur. Et de sécurité. Je suis lamentable.

Je fixe ma plume posée sur ma feuille blanche. Brusquement le vide me dégoute. Je m’empresse d’écrire en haut de la page. Voltaire. Ma plume gratte le papier. Candide. Je souligne le titre du roman. Oui, faire comme d’habitude. Ne pas attirer l’attention. Qu’écrire d’autre ?

Je jette un coup d’œil sur la feuille de mon voisin, René. Blanche. Incroyable ! René est tellement sérieux d’habitude ! Sa plume est suspendue à deux centimètres du papier. Immobile. René ? Il se tient bien droit sur sa chaise, son profil figé vers le professeur, son regard vide. René ! C’était ton ami pas vrai ? On l’aimait tous.

Oh Simon, si tu savais comme ton absence est lourde. Toute la classe est sous tension. Toute l’attention pèse sur ta chaise vide. On dirait un trou noir. Tu sais, comme dans mes livres d’astronomie. Un gouffre qui aspire tout, même la lumière, même les étoiles. Sans toi il n’y a plus de joie de vivre. Sans ton rire, nos sourires s’évanouissent. Simon, tu nous manques. C’est long trois jours. Où es-tu ? Trois jours de doutes et d’angoisses. Que t-ont-ils fait ?

Peut-être rien après tout. Des hommes, même Allemands, restent des hommes. Mais depuis le début de cette guerre, j’ai vu tant de choses. L’humanité s’est révélée à moi dans toute son ampleur. Rêveur ? Irrémédiablement je le suis. Mais candide ? Plus maintenant.

Je les ai vus, ces hommes. Oui je les ai vus. Ils sont venus te chercher. Des Allemands. Il y a trois jours. J’ai vu leurs yeux. C’était un cours de français. Exactement comme aujourd’hui. Ils sont venus. Leurs yeux brillaient sous leurs visières. Et ils t’ont emmené. Ils te haïssaient. Dit Simon, tu vis toujours ? Ou pas .

Te souviens-tu de ce jour où nous nous étions parlé dans la bibliothèque. Nous étions en sixième. Nous ne nous parlions pas souvent. Nous étions trop différents. Toi, le rieur espiègle, et moi le rêveur discret.

— Tu aimes lire ? m’avais-tu demandé.

— Bien sûr. Je lis tout ce qui concerne l’astronomie. Et aussi quelques romans.

— Tu as raison.

Tu avais souri. J’avais l’impression que tu te moquais de moi. Tu te moquais si facilement de tout à l’époque.

— Moi aussi j’aime lire, m’avais-tu avoué. Tu sais, j’ai l’impression que lorsqu’on ouvre un livre, on ouvre la porte d’un autre monde. Du coup, quand le quotidien parait trop morne et insignifiant, il suffit d’ouvrir un nouveau roman pour basculer dans une grande aventure, rencontrer des gens extraordinaires et vivre des évènements incroyables.

Je ne te connaissais pas comme ça. Je l’avoue, je n’avais vu en toi qu’une espèce de petit lutin plein de malice qui ne pense qu’à s’amuser. Jamais je n’aurais imaginé que tu puisses avoir ce genre de réflexions.

— Oui, avais-je murmuré. Et quand la réalité devient trop dure à supporter, il suffit d’ouvrir un livre qu’on a déjà lu. On se plonge alors dans un univers familier, on retrouve des décors rassurants et des personnages qu’on connait. Ce sont presque des amis. Ils sont tellement stables, on peut leur faire confiance.

Nous nous étions souri. Nous nous étions compris.

Puis tu avais lorgné vers le bouquin d’astronomie que j’avais sous le coude.

— Depuis le début de l’année, tous les professeurs disent que tu es trop distrait, que tu es dans la lune. Ce n’est pas vrai. Tu es dans les étoiles.

Ça, c’était avant que tu sois obligé de la porter. L’étoile.

Quand une étoile s’éteint, elle n’éteint pas le ciel, mais si trop d’étoiles s’éteignent ? J’ai vu tant de lumières disparaître depuis le début de cette guerre, et plus encore depuis l’armistice et l’occupation. L’éclat de la joie et la flamme de l’espoir ont cessé de briller dans les yeux mornes et résignés. La peur. Le silence. Et l’ombre. Toutes ces heures passées dans la crypte du lycée, les yeux rivés sur le plafond en arc de cercle, écoutant les bombes se fracasser sur la ville, le cœur tremblant. Tous ces cris, tous ces doutes. Et ce sang et ces morts. Toute cette horreur semble s’être condensée là, sur cette chaise vide. Simon.

Je revois la scène. Les coups frappés à la porte. Les deux boches qui entrent. Leurs uniformes, je m’en souviens dans les moindres détails. La couture au dessus de la botte du premier. Le troisième bouton manquant sur la veste du second. L’intensité mordante du présent. Et le silence. Le silence de mort.

Le professeur était figé de stupeur. Les boches balayaient la classe du regard.

— Simon Kravetz.

Leurs yeux s’étaient arrêtés sur toi. Des sourires carnassiers découvraient leurs dents blanches.

Tu t’étais levé, doucement, comme dans un cauchemar, l’étoile jaune accrochée sur ta poitrine. Et tu les avais suivis.

Mais là, juste avant que tu ne franchisses la porte, je me lève. Moi aussi je porte l’étoile. Enfin, pas exactement, je porte des étoiles. Par solidarité, par rébellion et par amour du ciel nocturne. Chaque jour, je les accroche sur le devant de ma veste pour former une constellation différente. Aujourd’hui, c’est la Grande Ourse.

Je dis calmement aux Allemands de te relâcher. Ils se retournent, me toisent. Je m’approche bouillant de fureur. Du haut de mes seize ans, je leur explique qu’on n’interrompe pas un cours de français, et surtout pas pour arrêter un élève. Le professeur m’approuve et ajoute goguenard que les deux Allemands peuvent s’ils le désirent rester écouter la leçon qui leur sera fort profitable.

Mais les boches éclatent de rire. Leurs doigts menaçants se resserrent sur les épaules de Simon. Alors, je me retourne vers la classe. Je leur demande s’ils vont laisser enlever notre camarde comme tous ces juifs qu’on n’ a jamais revus. Je leur demande s’ils sont prêts à abandonner leur ami, leur sens de la justice et leur humanité.

Alors, tout le monde se lève. Une classe entière. Et un professeur. Contre deux hommes. Même adultes. Même Allemands. Ils ne font pas le poids. Pas vrai ?

Mais non. On n’avait rien fait, rien dit. On fixait la porte qui s’était refermée sur toi, sans comprendre. Comme des crétins. Comme des lâches.

Tu me pardonnes Simon, dis, tu me pardonnes ? Je n’ai jamais été qu’un rêveur timide, tu sais. La tête dans les étoiles, mais pas vraiment les pieds sur terre. Même lever la main pour répondre aux questions des professeurs j’ose à peine, alors défier ouvertement les Allemands…

Je n’ai jamais porté l’étoile jaune. Je n’ai fait que l’imaginer. Je t’ai regardé partir sans bouger, en me terrant sur ma chaise pour ne pas me faire remarquer. J’avais peur. J’ai tellement honte.

Simon où es-tu maintenant ? Que t’ont-ils fait ? Le saura-t-on un jour ? Tout ça parce que tu étais juif. Juif !

Ils sèment la terreur. Ils tuent de sang-froid. Je tremble. Mais je n’ai pas froid. Tu me manques, toi qui n’étais même pas mon ami. Est-ce qu’au moins tu as un livre là où tu es ? Un livre que tu as déjà lu, pour échapper à la réalité, une porte ouverte sur un univers chaleureux et familier, une bouée pour te raccrocher dans cet océan de terreur.

Moi, le dégout de l’humanité me brûle de l’intérieur. Je n’ai plus envie d’appartenir à cette espèce cruelle et violente. Même ceux qui résistent me font peur. Je n’aime que les étoiles. Ils avaient presque réussi à les abimer en vous obligeant à les porter. Mais non, elles brillent toujours, et même plus qu’avant. Les éclats de leurs rires viennent me réveiller la nuit.

Je sais où tu es Simon. Tu es dans les étoiles.