La dernière histoire
Arthur frappa trois coups à la porte.
Puis sans attendre, il tourna la clé dans la serrure.
Drôle de garçon. Pas besoin de frapper lorsqu’on a les clés ! Surtout lorsqu’on sait qu’il n’y a personne à l’intérieur ! Oui, mais Arthur c’est… et bien Arthur.
Le rectangle lumineux de la porte se dessina sur le sol de la pièce sombre. Le chat, noir, sorti de l’ombre en miaulant pour venir se frotter à mes mollets. Et…
Une silhouette claire se dressait à l’intérieur.
Quelqu’un !
Mes yeux méfiants s’habituaient à la pénombre.
— Non, gémis-je.
C’était la première fois que je revoyais mon grand-père depuis qu’il était mort, onze mois plus tôt.
— Assieds-toi, me dit Arthur en posant une main sur mon épaule. On va tout te raconter.
— Non, criai-je en me dégageant et en me dirigeant vers la porte.
Je ne savais pas ce qu’ils voulaient me dire, mais j’étais sûre d’une chose, je ne voulais pas les entendre. J’aimais bien toutes les histoires, même celles sur les morts vivants. Mais à condition, qu’elles soient fausses ! Et qu’elles ne concernent pas mon grand-père ! Mais avant que je n’aie atteint la porte Arthur me retint. Drôle de garçon. Mais passionné d’arts martiaux aussi. Et plus costaud que moi…
— Je peux sortir ? demandai-je poliment.
— Non, répondit grand-père avec une sérénité qui me fit perdre mon sang-froid.
— T’es mort ! hurlai-je comme pour m’en persuader.
— Non, déclara-t-il avec le même calme.
— Si ! Tu as une tombe dans le cimetière ! Avec une plaque de marbre bien épaisse et…
— Tais-toi.
C’était Arthur. Je lui lançai un regard furibond : il ne pouvait pas se mêler de ses affaires celui-là ! Mais à la réflexion il était peut être autant concerné que moi, je savais si peu de choses sur lui, et pourtant il avait toujours fait partis de ma vie.
Mes parents étaient morts peu de temps après ma naissance, alors c’était grand-père qui m’avait élevée. Un homme extraordinaire, grand scientifique, écrivain engagé et ardant défenseur des océans. Et grand-père à ses heures. Nous vivions dans une petite ferme au bord de la mer, un peu isolée mais pas à plus d’une heure de voiture de la ville, grand-père était trop sollicité. Un homme du monde au fond.
Regretté à sa mort.
Il y avait foule au cimetière. Des tas de gens célèbres tout de noir vêtus attendant patiemment sous la pluie. Et quelques jours après, plus personne. Ils étaient trop pressés sans doute… Restait Arthur.
Drôle de garçon. Il venait souvent à la ferme, il nous aidait à soigner les chevaux. Oui, ça avait toujours été comme ça, depuis ma plus tendre enfance. Grand-père était grand-père et Arthur… Arthur. Drôle de famille !
Certains soirs, les yeux de grand-père s’allumaient et il racontait des histoires. Je l’écoutais, assise en tailleurs au pied du fauteil. J’avais toujours adoré ses histoires. Il savait m’entrainer dans de folles cavalcades à travers le temps. Arthur, était souvent là aussi. Assis par terre. Mais pour je ne sais quelle obscure raison, il faisait la grimace dès qu’il s’agissait des chevaliers de la Table ronde.
Et soudain je me trouvai idiote : grand-père était vivant, c’était tout ce qui comptait ! Pourquoi chercher plus loin ? Il m’avait tant manqué pendant onze longs mois que je me précipitai dans ses bras.
— Grand-père, murmurai-je.
— Amélie, ma petite Amélie, chuchota-t-il en me serrant contre son cœur.
— Pourquoi es-tu mort ? demandai-je.
— J’étais trop vieux, répondit-il.
— Pourquoi es-tu revenu alors ?
— J’avais oublié de te raconter une dernière histoire, la mienne.
Je levai la tête vers lui, ses yeux bleus débordaient de malice et de mystère.
— Assieds-toi et écoute.
Comme la grande fille obéissante que je n’étais pas, je m’assis sur une des magnifiques chaises en bois qui entouraient la table ronde, grand-père s’installa à côté de moi tandis qu’Arthur se carrait confortablement dans la plus grande des chaises qui ressemblait étrangement à un trône. D’habitude nous n’utilisions pas la table pour les histoires. Mais d’habitude les morts ne reviennent pas à la vie et les histoires ne sont que de vulgaires contes.
— Je suis né il y a bien longtemps, si longtemps que je ne peux te dire exactement quand. C’était avant l’arrivée des hommes, le temps lui-même n’était alors qu’un enfant. Dès notre naissance, à mon jumeau et à moi, notre mère nous cacha car notre père craignant la réalisation d’une prédiction, cherchait à dévorer tous ses enfants. L’imbécile, en voulant éviter sa mort il l’a provoquée. Car ma mère n’était pas si bête, et puis surtout, c’était une femme, qui, comme toutes les femmes, aurait préféré se faire écorcher vive plutôt que de voir mourir un seul de ses enfants. C’est pourquoi à la naissance de chacun de nos aînés, elle avait tendu une pierre emmaillotée à mon père qui l’avait dévorée, croyant ainsi éliminer tout prétendant à son trône. Mais là, c’était des jumeaux qui étaient nés. Mon père savait que deux enfants allaient naître, malheureusement, maman ignorait qu’il le savait. Elle ne lui donna qu’une seule pierre. Il souleva le lange qui la recouvrait, et découvrit la supercherie. Ma mère n’eut que le temps de s’enfuir, nous emportant avec elle, moi et mon frère. Elle nous cacha dans une grotte aux confins du monde. C’est là que je grandis, entouré de mes trois sœurs, des jeunes filles les plus charmantes qui soit, de mes deux frères, à l’esprit aussi batailleur que moi, et bien sûr, de ma tendre mère, prête à tous les sacrifices pour nous.
“Je fus élevé dans l’amour, mais aussi dans la peur, car notre père nous traquait sans cesse. Il ne nous retrouva pas, pas avant qu’il ne soit trop tard. Finalement las de nous terrer lâchement à chaque fois qu’un des membres du peuple de notre père venait errer dans les parages, nous nous sommes révoltés, et ce malgré notre pauvre mère. Nous étions des fils de rois, nous étions destinés au pouvoir et nous brûlions de l’atteindre.
“Alors nous, qui plus tard serions appelés dieux, combattîmes les Titans. Ce fut la plus grande guerre que ce monde ait connue. Rien ne fut épargné. Même la terre tremblait de terreur face à une telle violence. Les éléments étaient déchaînés. Des éclairs zébraient le ciel. Tous les volcans étaient en éruption. Et la mer elle-même venait se mêler à ce déluge épouvantable. Seule maman ne prit pas parti. Elle ne voulait pas combattre ses propres enfants, bien sûr, mais elle l’aimait encor notre père, elle l’avait toujours aimé son Cronos.
“Parfois j’ai honte de ce que j’ai fait à cette époque-là. J’ai tué mon père. Il ne pouvait pas être complètement mauvais puisque ma mère l’aimait. Oui, mais il voulait notre mort, à moi et à mes frères et sœurs, alors dans le feu de l’action. . . De toute façon rien ne sert de se lamenter sur le passé, c’est maintenant qu’on vit, et maintenant seulement. Je te demande simplement de ne pas m’en vouloir pour ce meurtre. Il faut dire que Cronos venait de bander son arc et que, et que la pointe de sa flèche était fixée sur mon frère jumeau, Zeus. C’est une circonstance atténuante quand même ! Lorsque les Titans ont vu le cadavre de leur chef rouler sur le sol, ils se sont estimés vaincus d’avance. Zeus, Hadès, Héra, Hestia, Déméter et moi n’avons pas eu de mal à obtenir la victoire après ça…
— Attends, l’interrompis-je bien que je sache qu’empêcher grand-père de finir une histoire soit un crime proche du sacrilège. Attends un peu, s’il te plaît.
Les yeux de celui que j’avais appelé grand-père sans me poser de question se posèrent sur moi et le silence s’installa. J’avais besoin de temps. Non que je n’avais pas compris ce qu’on venait de me raconter, au contraire, j’avais trop bien compris. Depuis mon enfance j’avais vécu dans un univers de rêve ou l’imagination dominait. Oui, mais c’étaient juste des rêves, pas la réalité. Du moins, j’avais cru.
— Qui es-tu ? demandai-je enfin toute hésitante.
— Tu veux dire, quel est son nom ! s’exclama Arthur un sourire sur les lèvres et un éclat d’ironie dans le regard. Ben voyons, c’est Poséidon !
— Poséidon, murmurai-je, je ne peux pas y croire.
— C’est dur la première fois, concéda Arthur, mais tu verras, avec le temps, on s’y fait.
Mystérieusement, l’idée que celui qui m’avait élevée soit un dieu de la mythologie ne me dérangeait pas outre mesure. La première surprise passée, je l’acceptais même très bien. Grand-père m’avait toujours paru un peu étrange. Différent des autres hommes. Et si fervent défenseur des océans…
— Mais dans la mythologie, Poséidon et Zeus ne sont pas jumeaux, et puis. . .
— Dans la mythologie telle qu’on te l’a apprise à l’école, murmura Poséidon. Mais franchement, tu crois vraiment que les meilleurs experts en mythologie grecque sont mieux placé que moi pour le savoir ?
Soudain, je me souvins de quelque chose, ce dieu vivant, c’était…
— Grand-père, tu n’es pas mon grand-père, je veux dire, pas en vrai.
La façon dont le sourire d’Arthur s’élargit me fit craindre le pire.
— Non, répondit Poséidon, je ne suis pas ton grand-père. Je suis ton père. Non, ne dis rien. Laisse-moi finir mon histoire. C’est sans doute la dernière que je te raconte.
“Une fois la bataille terminée, après la mort de Cronos elle n’a duré que quelques années, nous nous sommes installés. Nous dominions la terre du haut de notre glorieuse victoire. Nous nous sommes partagé le monde : Zeus régnant sur le ciel, Hadès maître du feu et de la mort, et moi je choisis de me réfugier dans les profondeurs silencieuses de l’océan. Nos sœurs, dans tout ça, elles avaient été un peu oubliées. Mais elles ont su se rattraper. Les hommes ont la force brute, les femmes ont la tendresse et le rêve, il faut les deux pour fonder une famille.
“Le royaume de mon frère jumeau s’étendait du sommet de la plus haute montagne jusqu’au milieu de la Méditerranée, c’est là que résidaient la plupart des dieux, sur l’Olympe ; et moi, je m’étais établi sous cette même mer. Nous décidâmes d’établir un lien, une sorte de pont, entre le ciel et le fond marin. Or, une petite île située au milieu de la Méditerranée nous sembla parfaite pour cet office ; c’était l’Atlantide. Les hommes qui y vivaient devinrent des demi-dieux, car, à chaque passage d’un dieu, ce qui était fréquent, un peu de sagesse leur restait.
“C’est sans doute pour cela que l’Atlantide fut épargnée, lorsque Pandore ouvrit la boîte. Un cadeau empoisonné des dieux fait aux hommes. Zeus les trouvait trop prétentieux, alors il offrit une très belle femme de sa création en mariage à l’un d’eux. Malheureusement, cette femme était curieuse, et Zeus lui avait confié une boîte en lui recommandant de ne pas l’ouvrir. Évidemment, elle le fit. La boîte contenait tous les maux de la terre qui s’abattirent sur les pauvres hommes, heureusement qu’au fond Zeus avait laissé l’espoir.
“L’histoire de Pandore mise à part, les dieux ne se sont que très peu préoccupés des hommes. Pourquoi aurions-nous prêté attention à ces faibles êtres alors que nous possédions tout ce dont nous avions besoin ? Tu n’imagines pas les gigantesques palais parsemés de diamants qui ornaient à la fois l’Olympe et les profondeurs sous-marines, des montagnes paraîtraient ridiculement minuscules à côté. Sans oublier la délicatesse et la finesse de chaque détail : les sculptures et les peintures paraissaient si réelles qu’on s’attendait à les voir bouger d’un instant à l’autre. Nous vivions au milieu d’une telle magnificence et dans une telle harmonie que nous nous étions laissés croire que tout ceci était éternel. J’avais épousé Léto dont j’avais eu deux enfants, les jumeaux Apollon et Artémis.
“Nous nous étions même nommés immortels. Le temps n’avait pas d’emprise sur nous, nous ne le craignions pas, en revanche, nous craignons l’oubli. Mais ça nous ne le savions pas, nous l’avions oublié peut-être, aveuglés que nous étions par l’éclat de notre gloire. Pourtant, parfois de curieux rêves venaient nous troubler, la peur hantait nos esprits même si nous ne voulions pas nous l’avouer.
“Le jour de la fin j’étais monté sur l’Olympe avec mes deux enfants, les jumeaux Apollon et Artémis. Leur mère avait préféré rester dans les profondeurs de la mer. Le matin en me réveillant, j’avais eu un terrible pressentiment. Ce n’était pas la première fois. J’avais décidé d’en parler à Zeus. J’avais attelé deux de mes chevaux de mer. J’ai toujours adoré ces animaux, d’ailleurs, c’est moi qui les ai créés. Puis j’avais galopé. Je ne sais pourquoi Apollon et Artémis avaient voulu m’accompagner, mais j’en bénis le ciel aujourd’hui.
“Quand je rejoignis mon jumeau, il m’accueillit les bras ouverts mais alors que je lui faisais part de mes peurs, il éclata de rire : « Tu ne vas tout de même pas nous importuner à chaque fois que tu fais un cauchemar ! » J’ignore pourquoi ces paroles me mirent en colère, peut-être parce que ma peur était fondée. Toujours est-il que je plantais là Zeus et que je quittais son royaume, emportant avec moi mes enfants.
“Cependant, en arrivant sur l’Atlantide, je repris mon sang froid, si bien que j’acceptais la proposition d’Artémis de faire une promenade en bateau. Nous embarquâmes et nous naviguâmes sur l’océan, nous qui avions l’habitude de marcher dessous. Je restais ébahi, comme prisonnier d’un charme, devant la beauté mystérieuse de la mer aux mille reflets colorés. Le temps sembla s’arrêter. Je m’émerveillais comme un enfant face à la splendeur des eaux, et pourtant, c’était mon domaine.
“Nous nous étions beaucoup éloignés de l’Atlantide. Soudain, Apollon me saisit le bras en me criant : “regarde”. En me retournant, je vis la mer, qui m’avait paru si douce, se déchaîner. Au loin la terre tremblait et vomissait du feu. De la fumée montait dans les cieux où les vents tourbillonnaient. Finalement, l’Olympe s’affala dans l’océan et une immense vague vint la submerger. L’Olympe était tombé, entraînant l’Atlantide avec elle. Et mon royaume sous-marin, lui aussi était détruit. De tous les dieux que les Grecs et les Romains avaient adorés, il ne restait que nous. Nous étions les seuls survivants, derniers représentants de notre race. Pourquoi nous ? Je ne sais pas. Sur le coup je ne me posai pas la question. J’avais tout perdu, tout. Ma femme Léto, que j’adorais, mon royaume, mes frères et sœurs, ils avaient sombré.
“Mais le destin, ne m’épargna pas sa cruauté, lorsque, les joues humides de larmes, je me retournai, je m’aperçus que j’étais seul dans la barque. Apollon et Artémis, ils avaient disparu. Je hurlais mon désespoir, quand une voix venue de je ne sais ou résonna au fond de mon être. “Vous n’aviez plus de raisons d’être puisque les hommes ne croient plus en vous. Un autre dieu vous a remplacés, dans leur tête et dans leur cœur, pourtant, ils ne vous ont pas totalement oubliés. C’est pourquoi, toi et tes enfants, vous avez été épargnés. Ils renaîtront plus tard, quand leur temps sera revenu. Tu sauras les retrouver, ils feront de grandes choses parmi les hommes, et toi aussi.”Je n’ai jamais su qui avait prononcé ces paroles. Peut-être était-ce ce Dieu qui avait causé notre perte. Ma vie, pendant le siècle qui suivit, ne vaut pas la peine d’être contée. Je m’étais réfugié dans une forêt d’Angleterre où j’errais, en vieillard solitaire, j’attendais le retour de mes enfants, c’était mon espoir, la seule chose qui me permettait encor de vivre. Les hommes me prenaient pour un mage, un sage dont les prédictions se réalisaient. Ils m’ont appelé Merlin l’enchanteur.
Je ne pus m’empêcher de pousser un cri. Celui que j’avais appelé grand-père m’avait raconté bien des histoires sur les chevaliers de la Table ronde. Mais de là à dire qu’il était Merlin, il ne fallait pas pousser quand même ! Pourtant, la pire révélation restait à venir.
— Oui, j’étais Merlin, reprit Poséidon. Et puis finalement, Arthur naquit, je reconnus Apollon en lui. Mon fils m’était revenu. Mais cette histoire, tu la connais déjà, je te l’ai racontée tant de fois, ajouta mon grand-père avec un sourire. Ce que tu ignorais c’est que le Arthur de l’histoire était le même que celui qui les écoutait en silence assis en tailleur à tes côtés.
Je sursautais en entendant ces paroles. Ça, je ne m’y attendais pas. Je regardai Arthur, la réincarnation d’Apollon. C’est vrai qu’il avait l’air d’un roi dans son magnifique fauteuil de bois. Nos regards s’ancrèrent tant et si bien que nous ne pouvions plus détourner les yeux l’un de l’autre. Soudain, le chat noir miaula, étrangement, je pus détourner les yeux du roi Arthur. La petite bête sombre nous fixait de ses yeux jaunes, assise au milieu de la table ronde. La table ronde ! Maintenant que j’y pensais…
— Cette table ! m’exclamai-je C’est…
— Oui c’est la table ronde, déclara Arthur. D’ailleurs tu es assise sur le siège de Tristan.
— Et la fée Viviane ?
— Elle n’a jamais existé, avoua Poséidon. Mais il était temps pour Merlin de s’en aller. Les hommes savaient que je ne pouvais pas mourir, alors tomber amoureux, c’était plus crédible… De nos jours les gens sont beaucoup plus cartésiens, il faut des obsèques en bonne et due forme environ une fois tous les siècles ! Il faut vivre avec son temps.
Le silence s’installa. Il ne restait plus qu’une question à poser. Poséidon et Apollon le savaient. Ils attendaient.
Moi, j’hésitais. Je crois que je savais déjà la réponse.
— Qui suis-je ? demandai-je enfin.
— Tu es ma fille, murmura Poséidon. Tu es Artémis.
— Ma petite sœur ! ajouta en souriant Apollon.
le 21 juin 2013