La foule solennelle de la cité se pressait sous le soleil brûlant. Les regards éblouis de lumière se tendaient vers la mince silhouette blanche qui vacillait sur la terrasse du temple. La grande prêtresse.

Là-haut, elle accomplissait la danse rituelle de bénédiction de l’équinoxe. Son corps éthéré semblait une volute de vapeur tourbillonnant dans le désert. Elle était belle. Elle était surnaturelle.

De là-haut, elle entrevoyait, au rythme de ses mouvements, la foule silencieuse amassée au pied du temple. Du bleu, du rose, du jaune, qui se diluaient dans l’atmosphère. Des couleurs pastelles et bienveillantes qui se mêlaient en une aquarelle qui adoucissait la chaleur des rayons du soleil.

Pourtant, sous ses paupières mi-closes, elle voyait une autre foule se dessiner. Une foule en rouge et noir. Colère. Violence. Elle voyait des couleurs cauchemardesques s’électriser, se dresser vers elle pour venir la chercher, pour l’arracher au temple et la noyer dans la boue et le sang de la haine.

Ce n’était pas la première fois que cette vision se dévoilait. Mais c’était la première fois qu’elle était aussi proche.

Ceux qui ne voient pas l’avenir pensent que le temps est comme un fil, avec un début, une fin et une seule ligne de possible. Mais il n’en est rien. Le temps est mouvant et incertain. Le temps est un arbre aux multiples racines et aux avenirs en partance. Pourtant, parmi tous les futurs plus ou moins lointains, plus ou moins certains, qu’elle pouvait entrevoir, la même scène se répétait à l’infini.

Un jour, ils sauront. Un jour, ils comprendront, alors ils viendront et ils détruiront. Ils la tueront, si elle vit encore.

D’un geste bienveillant, elle traça le dernier signe de bénédiction au-dessus de la foule. Les visions bourdonnaient autour d’elle. Elle sentait venir une crise d’hallucination. Tous ces gens. De toute sa volonté, elle maintenait son dos bien droit et son sourire franc en s’éclipsant dans l’ombre du temple. Elle n’avait jamais voulu que leur bien. Mais lorsqu’ils sauront…

« Tu sais ce que tu dois faire »

Elle plaqua ses mains contre ses oreilles. Le bourdonnement s’amplifiait. Ses jambes étaient molles. Ses doigts la picotaient. Elle aurait voulu échapper au torrent de visions qui cognait dans sa tête. Mais les voix venaient de l’intérieur d’elle-même.

Des voix du futur, du passé. La cité d’Ys. Une source. Des arbres. Des hommes. Et le désert. Le visage d’une femme, morte depuis longtemps. Une peau pâle, des yeux noirs, profonds, qui perçaient le temps.

« Tu sais ce que tu dois faire »

Elle voyait des enfants qui ne portaient pas de médaillon de lumière, qui ne vénéraient pas les prêtresses et qui n’avaient pas grandi sous l’ombre oppressante du temple. Elle voyait le désert qui se refermait, brûlant, et la source qui se tarissait.

Elle secoua la tête, elle ne voulait pas savoir. Elle ne voulait pas voir. Mais les murs du présent s’effaçaient sous ses yeux, d’autres images s’imprimaient sur ses rétines. Ses doigts agrippés à la pierre ne suffisant pas à la maintenir dans la réalité.

Le vertige des tourbillons de ce qui aurait pu être. Sans les prêtresses. Des enfants. Des enfants toujours. La soif. La faim. Le désert qui se referme. Les cris de haine. L’appel de l’eau. L’appel du sang. Des clans. Des armes. Et la source qui ne donne pas assez. Des corps desséchés. Des lèvres trempées dans le sang. La peur de la solitude. La peur de l’autre.

« Tu sais ce que tu dois faire »

Son estomac se révulsait. Son corps tremblait. Elle savait. Elle savait.

Le visage d’une petite fille aux grands yeux noirs se diluait dans celui d’une femme, belle et froide. Une femme qui avait su fermer son cœur aux cris des mères pour ne plus regarder que l’avenir. La femme qui avait créé le temple, longtemps auparavant.

La grande prêtresse se sentait vide, faible. Des sanglots secouaient son corps trop frêle. Le déchaînement de vision avait arraché toute son énergie. Elle marcha jusqu’au jardin du temple et alla se blottir contre l’arbre. Son arbre. L’écorce douce s’humidifiait de ses larmes. Les larges feuilles vertes s’étendaient au-dessus d’elle pour la protéger des rayons dardants du soleil. L’atmosphère était fraîche, humide. L’arbre était son ami. Son seul ami.

Elle posa sa joue contre le tronc massif et ferma les yeux. L’arbre était le seul de son espèce. Lorsqu’elle le touchait, elle sentait sa force, ses racines qui s’enfonçaient dans les entrailles de la terre, profond, à des lieues et des lieues jusqu’à trouver, dans un univers bouillonnant, de l’eau.

L’eau.

Elle percevait l’eau, la vie, qui circulait dans l’arbre, jusqu’à la pointe des feuilles, jusqu’au sommet des pétales de fleur. Sous la chaleur et la lumière du soleil, l’arbre transpirait et cette eau venue des entrailles de la terre se mêlait à l’air du jardin du temple. C’était grâce à l’eau de l’arbre que tout le reste pouvait pousser si loin de la source.

Le temple était l’arbre de la cité. Il allait puiser la spiritualité loin, très loin pour que les jours de la cité d’Ys soient plus paisibles. Mais pour cela, il y avait un prix à payer.

Les préceptes disaient qu’il fallait vénérer le temple, sinon l’eau viendrait à manquer. Les préceptes disaient que les êtres humains sans médaillon de lumière étaient pires que morts. Et les gens le croyaient. Alors, depuis des générations et des générations, ils présentaient leurs enfants nouveaux nés au temple. Et depuis des générations, les dieux choisissaient, par la main de la grande prêtresse ceux qui auraient le droit de vivre. Nul ne savait ce qu’il advenait des autres.

Mais tout cela était faux. Il n’y avait pas de dieux et le débit de la source n’était pas lié à la ferveur religieuse de la populace. Il était juste trop faible pour étancher la soif de tous les enfants de la cité d’Ys. Alors, depuis des générations, les prêtresses contrôlaient le nombre de naissances pour maintenir l’équilibre fragile.

Pourtant, un jour, ils sauront. Lorsque la supercherie sera révélée, ils se vengeront de toutes ces années d’oppression. Ils détruiront tout.

Elle se sera encore un peu plus contre l’arbre immobile. Il était le symbole du temple. Il portait en lui sa malédiction. C’était de ses feuilles qu’était tiré le lait qui nourrissait les enfants qui n’étaient pas choisis. Le breuvage avait un pouvoir étrange. Il annihilait la conscience des nouveau-nés, les rendait stériles et serviles. Ils devenaient des prêtres soldats, aux ordres de la grande prêtresse. Pendant leur courte vie, ils capturaient les poussières de lumière et entretenaient le temple, sans joie, sans peine, sans sentiment. Le lait de l’arbre leur faisait perdre leur humanité au point que même les leurs ne les reconnaissaient plus.

Elle détestait cela. Mais tel était son destin. Elle était la grande prêtresse. Elle était la reine de cette étrange ruche. Nourrie uniquement des fleurs de l’arbre, elle vivait plus longtemps même que les humains de la cité. Mais celle qu’elle était auparavant avait disparu depuis longtemps. Elle n’était plus que la grande prêtresse. Elle ne parvenait même plus à se souvenir du nom que lui avaient donné ses parents. Elle revoyait juste la petite fille qu’elle avait été, frapper à la porte du temple. Cette petite fille-là savait.

— Dame Blanche, que doit-on faire des enfants ?

Devant elle, un prêtre asexué se tenait bien droit, les mains derrière le dos, attendant patiemment les ordres nécessaires au bon déroulement de son office. Mais elle ne voulait pas le regarder. Elle pensait au désert. Elle pensait au jeune homme qui s’y était aventuré à la poursuite d’une étoile. Son frère ?

Quelque part, loin, très loin, un petit garçon contemplait les étoiles en serrant la main de son père. Son petit doigt se pointait vers les lumières. « Celles-là, comment s’appelle-t-elle ? ».

Doucement, son père posa sa joue râpeuse contre celle de l’enfant pour regarder la même étoile. « C’est celle de la cité d’Ys, la ville où je suis né. » Le petit garçon fit une moue dédaigneuse. « Ce n’est pas un nom pour une étoile. Comment veux-tu qu’elle s’appelle ? »

L’adulte mélancolique murmura « J’ai une petite sœur là-bas, elle s’appelle Arya. Arya, c’est un joli nom pour une étoile ? » L’enfant réfléchit quelques instants, puis acquiesça. « Papa, tu m’apprendras à lire dans les étoiles, pour qu’un jour je puisse retrouver le chemin de la cité où tu es né ? »

Une larme glissa sur la joue de la grande prêtresse. Sur la joue d’Arya. Elle se souvenait. Paul, son frère. Elle savait.

Il allait revenir. Il avait survécut au désert et découvert d’autres horizons. Il avait fondé une famille, une caravane de voyageurs.

Le temps est un arbre aux innombrables branches. Parfois il arrive qu’une toute petite branche grossisse pour devenir un futur certain.

Un jour, lui ou ses descendants reviendraient à Ys, entraînant avec eux le parfum de liberté et de vérité qui provoquerait la chute du temple. Elle le savait. Elle l’avait toujours su. Mais ce jour-là, il faudrait que la cité n’ait plus besoin du temple. Ce jour-là, il faudrait qu’il y ait assez d’eau pour tous les enfants, car ils vivraient tous.

« Tu sais ce que tu dois faire »

La voix dans sa tête. Elle se souvenait d’une petite fille, à l’aube des temps, la première prêtresse, celle qui fondit le temple. Elles étaient toutes deux filles de l’arbre du temps. Elles étaient toutes deux sœurs de destinée.

Elle caressa du doigt l’écorce de l’arbre. Elle écoutait sa sève qui ramenait l’eau des profondeurs pour la diffuser en vapeur et rendre l’atmosphère plus vivable pour les autres. Elle imagina deux arbres, puis une dizaine, puis une centaine, assez d’arbres pour puiser dans le sol l’eau nécessaire à tous les enfants de la cité d’Ys.

D’autres avant elle y avaient songé. D’autres avant elle avaient essayé. Mais il fallait de l’eau, beaucoup d’eau avant qu’un arbre ne devienne assez grand pour aller lui-même puiser ses ressources, et cette eau était celle des hommes.

Pourtant, elle n’avait pas le choix. Elle devait réussir. Ils allaient revenir.

— Dame Blanche, combien d’enfants doit-on rendre aux familles ?

Elle serra fort les poings pour affronter sa douleur intérieure.

— Aucun.