« Notre père qui est aux cieux, que ton nom soit sanctifié »

Les mots résonnaient dans sa tête, familiers, apaisants…

« Que ton règne vienne »

Elle se retourna dans les draps de coton légers. Le souffle de son mari endormi se suspendit l’espace d’un instant. Non. Ne pas le réveiller. Ecouter sa respiration constante.

« Que ta volonté soit faîte sur la terre comme au ciel. »

La terre. Cette terre n’était pas la sienne.

Elle se tourna doucement. Non, pas la sienne. Elle sentait qu’elle n’était pas chez elle dans ce lit aux draps trop légers. Dans cette chaleur moite.

Le sommeil la fuyait. Son esprit s’enfuyait. Loin, très loin d’ici. Il est un pays par delà les mers. Un pays. Son pays.

Ses paupières légères ne voulaient pas s’abaisser sur ses yeux fatigués. Comme ces draps trop fins qui ne pesaient pas sur son corps. Elle se souvenait des nuits glacées, là-bas, des draps de lin qui grattent la peau et des épaisses couvertures de laine, si lourdes, si chaudes, si rassurantes.

Étrange comme des détails insignifiants peuvent prendre tout leur sens. En cette nuit épaissie de la chaleur de ce pays insolite, elle rêvait simplement d’une couverture dans laquelle se blottir, resserrée en boule, dans l’odeur acre de la laine mêlée à la fumée. Des sensations familières.

Oubli !

L’odeur de la fumée. La chaleur des flammes sur ses joues. Et le froid mordant.

Oubli !

Jamais. Plus jamais tu ne reverras ton pays. L’océan et trop vaste. Le temps est trop court. Les tiens sont trop loin. Les visages, les voix de ton enfance, ta langue maternelle sont enfouis dans un rêve lointain. Le rêve d’une femme déracinée.

« Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour »

Depuis combien de temps n’avait-elle pas mangé de vrai pain ? Le craquement de la croûte dorée contre ses dents. La chaleur de la mie fraîche fondant dans sa bouche. Bon Dieu ! Comme cela lui manquait ! Comme tout lui manquait…

Et pourtant, elle était choyée. Comblée ?

Dormir maintenant. Il faut dormir !

Rien ne lui manquait. Rien de ce qui est nécessaire, ni nourriture, ni abri, ni amour.

Si seulement elle pouvait juste dormir.

Elle se tourna vers son mari et contempla dans la pénombre ce visage qu’elle connaissait par cœur. Ces traits masqués par la nuit qu’elle avait si souvent suivis du bout des doigts, osant à peine les toucher tant ils étaient délicats. Ces joues râpeuses qui se frottaient contre les siennes avec tendresse. Ces cheveux en bataille qu’un rayon de lune nimbait d’un halo argenté.

Son cœur s’accéléra. Comme elle l’aimait. L’homme. Son homme. Elle lui effleura la main, n’osant se blottir contre lui de peur de l’éveiller. Il avait tant à faire ici. Tant à travailler. Tant d’avenir…

En France, il n’était rien. Ils n’étaient rien. Que les cadets de familles nobles en déchéance, à peine capables de fournir un héritage décent aux aînés. En France ils n’avaient rien, que leurs rêves et leur amour.

Elle admira longuement le visage posé sur l’oreiller, à quelques centimètres du sien. Elle le revoyait le jour de leur première rencontre. C’était dans la prairie, derrière la maison. Un jour de mai tranquille ou le vent balayait les collines verdoyantes. Elle marchait dans les herbes folles, ses cheveux flottant dans le vent et sa robe dansant le long de ses jambes effilées. Dans ce paysage qu’elle connaissait par cœur. Qu’elle aimait tellement.

Il était apparu devant elle, comme un ange tombé du ciel. Ces yeux brûlants la fixaient comme des rayons de lumière bleus. Il avait glissé dans ses mains une petite fleur. Une orchidée.

Et il s’était enfui.

Elle sourit. Il s’était enfui. Une orchidée. Petite fleur sauvage de ses prairies. Un parfum si léger. Des pétales de velours rose tachetés. Une silhouette si douce. Il était revenu la voir. Petite fleur que l’on remarque à peine parmi les herbes. Il l’avait courtisée. Fière et délicate. Et il l’avait épousée.

Elle remonta tendrement le drap sur son épaule qui montait et descendait au rythme de sa respiration. Il avait enchanté sa vie.

Elle inspira, emplissant ses poumons de la chaleur moite du Brésil. Son univers de jeune fille se limitait au salon et à la cour, avec quelques escapades sur les terres de la famille. Et il l’avait entraînée dans de folles aventures, lui faisant découvrir le monde.

Mais pourquoi mon Dieu avait-il voulu traverser l’océan ? Il en rêvait. Ce pays nouveau à bâtir. Ce pays sauvage à apprivoiser. Cette liberté si vaste qu’elle en donne le vertige. Oh mon Dieu. L’aventure. Les paysages sans limites ? Les regards que rien n’arrête. Ses yeux brillaient d’espoir. L’inconnu. Et lui pour la protéger. Un avenir. Un avenir différent.

Elle n’en avait jamais rêvé. Les prairies autour de la demeure de son père lui suffisaient. Mais lui, il en rêvait pour deux. Et elle l’avait suivi. Par delà les mers. Se blottissant contre sa poitrine pour ne pas avoir peur.

« Notre père, donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour »

Le bon Dieu avait été bon. Chaque jour il leur avait offert ce dont ils avaient besoin. Et chaque soir, elle l’avait prié pour le remercier.

« Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons… »

Le Brésil leur avait soufflé son haleine humide au visage. La forêt les avait enroulés dans son manteau étouffant de verdure. Le soleil avait brûlé leurs peaux, les obligeant à abaisser leurs paupières pour protéger leurs yeux meurtris. Mais Dieu les avait protégés.

« Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. »

Elle n’avait jamais aimé le Brésil. Pays des conquistadors. Trop lourd. Écœurant. Exubérant. Chaud. Les grands espaces l’effrayaient, comme un avenir sans limites.

Son mari grogna dans son sommeil.

Les palmiers, les plages, les arbres immenses et verts. Les lianes qui retombent comme une pluie infinie. Les champs de coton et de canne à sucre. La nature sauvage qui envahit tout. Les insectes sans cesse. L’eau qui ruisselle partout. Le soleil brûlant. Le ciel, l’air, les odeurs.

Il se tourna un peu plus, écartant son bras.

Son pays, sa terre étaient tellement plus doux. Connu, familier, apprivoisé. Le dessin des feuilles de chêne. L’écorce rêche sur leurs troncs. Les collines aux herbes tendres. Les fleurs sauvages. Les orchidées. Les orchidées.

Doucement, sans le réveiller, elle se glissa sous son bras et se blottit contre la chaleur de son torse.

« Et ne nous soumets pas à la peur et à la tentation, mais délivre-nous du mal »

Ce matin-là, il lui avait apporté une fleur. Une fleur de velours rose aux pétales finement découpés. Une large fleur épanouie, fière et délicate. Elle ressemblait tant à son orchidée. Une fleur. Une femme. Sauvage et exotique. Plus épanouie que les orchidées de France.

Inconsciemment, il la serra contre lui.

Elle pouvait peut-être apprendre à l’aimer, ce pays d’avenir et de liberté. Puisque les orchidées pouvaient y vivre épanouies, pourquoi pas elle.

« Amen »